dimanche 15 février 2009

Pourquoi La Presse m'irrite

Au cours de la semaine, on a appris que la CSDM se plaignait d'une baisse significative de sa clientèle au profit du privé. La presse montréaise a interprété le phénomène à diverses sauces. Jusque-là, j'étais plutôt indifférent, jusqu'à ce que je tombe par hasard sur une chronique de Claude Picher, de La Presse, et que ce dernier me fasse bondir.

Monsieur Picher y démontre simplement qu'un enfant, au privé, coute 40% moins cher à l'État qu'au public. Raisonnement cartésien pour faire taire les détracteurs de ladite école privée, il explique notamment que nous aurions un clivage encore plus grand entre riches et pauvres si l'école privée n'était pas du tout subventionnée. Cependant, il se permet au passage d'écorcher la « gau-gauche québécoise incapable de reconnaitre des avantages du privé » (c'est moi qui paraphrase). Si certains syndicats s'opposent aux subventions du privé en éducation, pourquoi faire porter le chapeau à la gauche en général? Et surtout, pourquoi l'usage, chez un journaliste sérieux du sobriquet «gau-gauche», pourquoi ce jeu de langage réducteur?

Si la chronique de Claude Picher vise juste, si son analyse est cartésienne, pertinente, il donne alors l'impression d'une grande probité intellectuelle. Par l'usage pernicieux d'un commentaire mesquin qui n'a pas sa place, il auréole ce dernier de la crédibilité du reste de ses écrits, mais l'opinion doctrinaire qu'il émet en écorchant la gauche au passage n'a pourtant rien à voir avec le sujet de sa thèse. Monsieur Picher, dites simplement « la gauche » et pendant que nous y sommes, permettez-moi de vous signaler qu'elle est à peu près absente au Québec. Même si nous avons des syndicats, ceux-ci sont beaucoup plus près de la défense des avantages individuels de leurs membres (donc d'un principe de la droite) que du front populaire.

Par ailleurs, j'aimerais revenir sur cette question d'économie que l'État réalise par élève au privé: même s'il « coute moins cher », l'élève n'en est pas moins détourné d'un réseau où de fortes sommes sont immobilisées dans les infrastructures et l'entretient de l'institution. Il n'est pas évident qu'en « soulageant » de ses meilleurs éléments, que le système public convertira ce départ par des économies. Si dans le portefeuille du ministère, la subvention au privé apparait comme un gain, le manque à gagner au jour le jour est assimilable à une perte. Pour une école de 3000 étudiants, l'argent octroyé pour 2500 d'entre eux suffit peut-être à couvrir les « frais d'exploitation », les 500 autres élèves permettent à l'école de devenir un milieu de vie (musique, sport, arts, activités diverses), ce qui d'ailleurs fait la force du privé. La fréquentation en masse permet des économies d’échelle : le départ de 300 élèves (le dixième qui correspond à la fréquentation du privé) amoindrirait donc considérablement la qualité du milieu offert aux 2700 restants. C’est pourquoi «l’économie» qu’offre le privé à l’État n’en est pas vraiment une.

Ensuite, M. Picher explique que grâce à cette subvention, les familles québécoises se permettent l'accès à une école qui serait autrement réservée à une élite. Premièrement, quand la valeur d'un argument ne tient qu'à ce qu'il présente une situation qui n'a davantage qu'à présenter un mal moindre que celui contenu dans le pire des scénarios, on peut déduire que cet argument est plutôt faible. Ensuite, l'argument de Monsieur Picher est fallacieux parce qu'il se sert du fait que des familles au revenu moyen compris entre 60 000$ et 80 000$ peuvent faire des «sacrifices» pour y envoyer leurs enfants.

Si on peut tous faire ces sacrifices, c'est très bien, mais si le revenu familial disponible moyen est de
46 000 $, c'est qu'il y a une méchante frange de la société qui ne peut « s'offrir » ce sacrifice. De plus, certains ménages choisissent d'opter pour le privé, c'est qu'ils considèrent que l'éducation est trop importante pour que celle de leur enfant soit confiée à un système dans lequel ils n'ont aucune confiance. Nous constatons donc une réalité significative ici : ceux, qui dans la société trouvent que l'éducation est importante, constatent que l'ensemble de la société ne la trouve pas assez importante pour avoir un système d'éducation digne de ce nom. Et Monsieur Picher croit que des familles, de cette grande frange de la société qui ne valorise pas l'école, vont se réveiller un matin avec le désir de consentir à plus de sacrifice, avec un revenu inférieur à 46 000$? Si pour ces derniers, l'éducation était un bien en soi, il y a longtemps que le gouvernement se serait engagé, sous leurs pressions, à un investissement bien plus massif de l'école et qu'il aurait initié, avec les restes de la société civile, une valorisation du milieu scolaire. On peut donc conclure, à l'aune une telle intégration de la logique marchande au sein des services qu'offre l'État, qu'on fait l'économie d'une restructuration de l'allocation des ressources sous le prétexte que les citoyens qui le veulent vraiment peuvent férquenter le privé. On ne demande pas l'avis des enfants de ces parents qui soit ne valorisent pas l'école ou soit n'ont pas les moyens d'envoyer leurs enfants ailleurs qu'au « public», ces enfants ont pourtant droit à une éducation de qualité, puisque cette dernière est la seule susceptible d'offrir une chance d'ascension sociale et qu'ils n'ont, de surcroit, aucune autre avenue que le réseau de l'État pour s'initier à cette dernière. La gauche s'oppose au privé à partir du moment où ce dernier est la seule alternative pour palier les défauts système public, cette proposition sert à démontrer que le statu quo est absurde, il légitimiste la dégradation de l'éducation et accélère l'éclatement communautaire. Quant à l'argument, selon lequel un élève sur vingt bénéficie de bourses pour fréquenter le privé, que Picher utilise pour justifier l'équité du système, il s'agit de l'institutionnalisation d'un état d'exception et non d'une mesure ouverte à tous.

Dans la même foulée de mon argumentaire contre les postulats de Picher, je dirais que les « gens de la gauche » se méfient du privé (en général, pas de l'école nécessairement) parce que le privé poursuit son propre intérêt : généralement la réussite, le profit individuel (le tout dans un climat de compétition), et ce, au détriment du collectif. Les journalistes, qui , comme Claude Picher, veulent nous faire avaler la couleuvre qui prétend que cet enrichissement des particuliers est prompt à créer de la richesse pour tous, nous induisent en erreur. Même en état de prospérité, la lutte pour obtenir son bien exige ensuite un repli sur soi, où le repos est obtenu par des récompenses que seul un haut statut social permet d'obtenir. Plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus on devient méritant (parce qu'on peut se payer plus). Cette façon de faire institue implicitement des grilles où les citoyens se comparent pour jouir de leur bonheur. Ce dernier ne peut donc être permanent et l'insatisfaction stimule alors à nouveau la lutte. Cet état de combat, de compétition ne peut qu'exacerber l'individualisme. C'est pourquoi la gauche craint le marché : il mine le tissu communautaire, rabaisse la fonction citoyenne à celle d'une clientèle et propose la consommation comme seul projet social.

Cette apparente digression vers le privé est une réponse de mon cru au mépris du terme «gau-gauche» lancé sans raison par Picher dans son argumentaire sinon que pour miner insidieusement, chez le lectorat, la perception de la gauche. C’est une pratique malheureuse, car elle fait l'économie d'un réel débat entre la droite et la gauche où la gauche forcerait naturellement la droite à réexaminer sa foi en le privé et le marché.

Les travers de la gauche sont connus : elle mise sur l'État, or ce dernier est lourd, bureaucratique, couteux et inefficace. Toutefois, les défauts de l'État sont tout aussi visibles chez toute corporation qui atteint une certaine taille. Les travers du privé me semblent bien pires : pour fonctionner, le priver doit générer du profit, or ce profit ne réside qu'en peu de domaine : on vent plus cher qu'on ne produit. Pour y arriver, on peut soit mousser le prix de vente ou rogner sur le prix de production, idéalement on fait les deux. Quelque part dans la chaine, on emprunte à la force des travailleurs ou des clients pour capitaliser cette énergie dans la survie de l'entreprise. Pour que cette dernière soit compétitive, elle doit être dirigée par des individus susceptibles d'être à l'aise dans la fosse aux lions du marché, plus l'entreprise saura satisfaire son avidité grâce à leurs talents, mieux elle se portera. Comment exiger que des individus sachent faire profiter de leurs talents l'entreprise, sans penser qu'ils sachent utiliser ces talents pour eux-mêmes? Le privé est donc, par effet de contamination au milieu, susceptible d'exacerber la cupidité, l'individualisme, la rapacité et la petitesse. Une entreprise qui a ces qualités (et qui sait machiavéliquement feindre le contraire) s'épanouit et plait à ses actionnaires. Vous voudriez que ces administrateurs soient ensuite des parangons de vertu?

Notre modèle d'échange économique est donc régi par des «qualités» que nous ne saurions tolérer longtemps dans notre entourage; la gauche s'insurge de ce que le bien public puisse être laissé aux soins d'individus cultivant des valeurs contraires aux valeurs morales usuelles. Les forces du marché sont usurières, il faut en protéger la société. Voilà le début d'un débat entre la gauche et la droite.

Le problème de l'école reste en suspens, je doute qu'un débat sur les écoles privées et publiques suffise à circonscrire même le début d'une solution pour la « crise de l'éducation au Québec ». Je me sers simplement de cette chronique de Picher pour exposer les méthodes fallacieuses que je trouve souvent dans La Presse, et qui sont indignes d'un journaliste rigoureux. Le public ne se rend pas compte que de riches groupes corporatifs usent des journaux pour déformer la réalité en présentant cette dernière sous un jour qui leur est favorable. Le glissement « gau-gauche » de Picher et sa manière d'interpréter les faits servent à manipuler l'opinion de telle façon, que régulièrement, des projets contraires au bien commun sont acceptés sans que la société ne réagisse. Voilà pourquoi La Presse m'irrite. Et je trouve inacceptable que des gens intelligents, des plumes si efficaces, des cerveaux si pénétrants soient à ce point au service d'une idéologie si contraire à celle de leurs frères humains.

Parce que « plus de privé » implique plus de « socialisation des pertes et plus de privatisation des profits », le seul recours du citoyen ordinaire est dans l'État. Au moins, avec lui, nous avons un droit de regard sur ces divers débordements bureaucratiques : ses dérives peuvent être lentement corrigées; le marché par contre est fallacieusement miné par ses propres valeurs performantes.

Je ne m'oppose pas au privé à l'école, je m'oppose aux Picher et cie, qui se servent de leurs forums, sous le prétexte de commenter l'actualité, pour faire valoir, sur un ton paternaliste et parfois méprisant, des idéaux contraires aux véritables besoins de la fraternité humaine.


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